Cigarettes et littérature : la madeleine de Proust de Pessoa
Posté le 7 juin 2021 dans articles tableau de bord par Vincent.
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Big Banguienne, Big Banguien.
Cher lecteur, mon seul bien !
Achever une émission est un honneur autant qu’un facteur d’exigence. Et Dieu sait que le sujet du jour prête au sérieux : la cigarette ! Je t’en avais déjà parlé, lecteur averti, dans ma première bafouille de cette année sur les bonnes résolutions. Oui, à cette époque fort lointaine, je fumais. Et, coupons court au suspense, je n’ai pas arrêté et, comble du paradoxe, j’ai osé fumer ce cancer payant pendant l’écriture de cette dite chronique.
Je le dis, depuis bien longtemps, la cigarette est une enivrante saloperie ! Oui, je te prie platement de m’excuser pour cette expression d’une vulgarité m’étonnant moi-même. Et pourtant, j’espère qu’elle te parlera, toi collègue lecteur, aussi addict à la nicotine qu’au café qui l’accompagne. Alors, viens et explorons le monde de Fernando Pessoa, un monde où la journée sans tabac n’existe pas, un monde où l’on pouvait transformer nos bronches en Notre-Dame calcinée sans réprobation d’autrui !
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Pessoa meurt en 1935 et nous laisse un chef d’œuvre de lettres et de textes regroupés sous le nom de Livre de l’intranquillité. Il y raconte sa « non-vie » de comptable invisible, ses contemplations désabusées, ses rêveries désespérées. Et le fumeur qu’il est, près de quatre-vingts cigarettes journalières tout de même, y cherchera toute la matière des songes.
« Une tasse de café ; une cigarette que l’on fume en se laissant pénétrer de son arôme, les yeux mi-clos dans la pénombre de la pièce… Je ne veux rien d’autre de la vie que cette réalité, et mes rêves… »
Pourtant adepte des personnalités multiples, Fernando le fumeur et Pessoa l’homme vivent leurs existences en les contemplant, sans rien attendre de plus.
A cet égard, laissons-le s’expliquer :
« Je considère la vie comme une auberge où je dois séjourner, jusqu’à l’arrivée de la diligence de l’abîme. Je ne sais où elle me conduira, car je ne sais rien. Je pourrais considérer cette auberge comme une prison, du fait que je suis contraint d’attendre entre ses murs ; je pourrais la considérer comme un lieu de bonne compagnie, car j’y rencontre des gens divers. Je ne suis cependant ni impatient, ni de goûts vulgaires. Je laisse à ce qu’ils sont ceux qui s’enferment dans leur chambre, amorphes, étendus sur un lit où ils attendent sans pouvoir dormir ; je laisse à ce qu’ils font ceux qui bavardent dans les salons, d’où les voix et les musiques me parviennent et me frappent agréablement. Je m’assieds à la porte et j’enivre mes yeux et mes oreilles des couleurs et des sons du paysage, et je chante à mi-voix, pour moi seul, de vagues chants que je compose tout en attendant. ».
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Achevons toujours sur l’imagination rêveuse car la cigarette était à Pessoa ce que la madeleine fut à Proust, un moyen de rendre vie aux souvenirs défunts :
« Comme un qui revient à l’endroit où il a passé sa jeunesse, je réussis, grâce à une simple cigarette à bon marché, à revenir tout entier à cet endroit de ma vie où j’avais l’habitude de fumer ce genre de cigarette. Et grâce à l’arôme léger de la fumée, tout le passé me redevient vivant. (…) je dresse à nouveau des décors défunts et je leur restitue les couleurs de leur passé, toujours si délicatement dix-huitième siècle dans son détachement malicieux et las, et toujours si moyenâgeux dans ce qu’il comporte d’irrémédiablement aboli. »
Avec ou sans fumée, tout ce que je te souhaite est de rêver ! Prends bien soin de toi, mon ami, et je te dis à très vite !